15 min de lectureLes marchés de prédiction décentralisés ont constitué une tendance majeure dans l’industrie crypto l’année dernière. Ils se sont notamment fait connaître pour leur capacité à faire mieux que les instituts de sondage dans la prévision du vainqueur de l’élection présidentielle américaine de 2024.
Les paris sur Polymarket, indiquant que Donald Trump avait 58 % de chances de l’emporter, se sont ainsi révélés plus proches du résultat final que la plupart des sondages.
Cet article explique le fonctionnement des marchés de prédiction avant d’examiner leur impact socio-économique et les risques auxquels les utilisateurs peuvent être confrontés.
L’évolution des marchés de prédiction
Les marchés de prédiction remontent aux paris sur les élections papales au début du XVIe siècle. Mais la première plateforme en ligne permettant aux utilisateurs d’échanger des instruments financiers liés aux résultats d’événements a été crée dans les années 1980. Il s’agit de l’Iowa Political Stock Market (IPSM), plus tard renommé Iowa Electronic Markets.
Exploité par l’Université de l’Iowa dans le cadre d’un projet de recherche, l’IPSM a prédit avec précision le résultat de l’élection présidentielle américaine de 1988, remportée par le candidat républicain George H.W. Bush.
Les marchés de prédiction décentralisés sont une évolution naturelle de ce concept, en s’appuyant sur la technologie blockchain pour améliorer l’expérience utilisateur :
Confiance : les transactions et les résultats sont enregistrés sur des bases de données immuables et accessibles publiquement, réduisant ainsi le risque de fraude ou de manipulation.
Équité : les forces du marché déterminent les cotes, et non des autorités centrales, ce qui tend à offrir des gains plus importants.
Coûts réduits : le modèle pair-à-pair dispense les utilisateurs des frais imposés par les intermédiaires.
Augur est un pionnier du secteur. Lancée en 2018 et construite sur Ethereum, la plateforme propose trois types de marchés : binaire (deux résultats possibles), à choix multiples, et scalaire (choix d’un prix dans une fourchette).
Les utilisateurs peuvent acheter des parts en ether ou en stablecoin DAI. Ils reçoivent ensuite des récompenses sous forme de REP, le token natif d’Augur. Les détenteurs de REP peuvent le staker pour participer à la vérification des résultats ou pour initier un litige.
Comment fonctionnent les marchés de prédiction décentralisés ?
Les marchés de prédiction décentralisés vendent des tokens représentant différents résultats d’un événement, que les utilisateurs achètent en cryptomonnaie.
Plus le prix d’un token est élevé, plus le résultat correspondant est jugé probable, et inversement. Une fois l’événement terminé, les détenteurs des tokens gagnants reçoivent un paiement. Les utilisateurs peuvent également échanger les tokens si la probabilité du résultat évolue.
Les conditions du pari sont enregistrées dans un smart contract, un programme informatique qui s’exécute automatiquement lorsque des conditions prédéfinies sont remplies.
Cependant, les smart contracts ne peuvent pas interagir directement avec le monde réel. Ils ont donc besoin d’un moyen de confirmer le résultat : c’est le rôle des oracles, des réseaux servant de passerelle entre les blockchains et les données hors chaîne. Ces derniers collectent les données et les transmettent au smart contract, permettant ainsi de récompenser les gagnants.
Les oracles peuvent être centralisés — contrôlés par une entité unique et reposant sur une seule source — ou décentralisés, connectés à plusieurs sources.
Les marchés de prédiction décentralisés utilisent un mécanisme de trading appelé automated market makers (AMM), c’est-à-dire des pools de tokens gérés par des smart contracts. Ces pools contiennent des paires de tokens, et à chaque transaction, les pondérations et les prix changent, reflétant l’opinion du marché sur l’issue de l’événement.
Le principal avantage des AMM est d’assurer la liquidité. Mais les petits pools peuvent subir des effets de slippage, c’est-à-dire un décalage de prix pendant le traitement d’un ordre. Les AMM sont également soumis aux variations des frais de transaction (gas) facturés par la blockchain sous-jacente.
Les paiements peuvent être fixes ou variables.
Les paiements fixes impliquent l’achat de tokens représentant un résultat binaire. Ils sont évalués entre 0 et 1 dollar, et leur prix reflète la probabilité de l’issue. Par exemple, si un token coûte 0,60 $, cela signifie que le résultat a 60 % de chances de se produire. À la fin de l’événement, les détenteurs de tokens gagnants reçoivent 1 $, les autres rien. Ce type de paiement est simple à comprendre et favorise une découverte de prix continue, mais il dépend d’une forte liquidité.
Les paiements variables, ou pari mutuel, rassemblent toutes les mises dans un même pool. Les gagnants reçoivent une part du pool proportionnelle au nombre de tokens qu’ils détiennent. Ce mécanisme est plus équitable, mais aussi plus complexe, et le montant exact du gain n’est connu qu’une fois l’événement terminé.
Le processus de confirmation du résultat varie selon les plateformes. Augur appelle cette étape la phase de « reporting », qui dure généralement un jour. Un reporter initial, ayant staké des tokens REP, attribue un « résultat gagnant provisoire ».
Le schéma ci-dessous illustre les étapes suivantes.
Marchés de prédiction décentralisés : quel impact socio-économique ?
Les marchés de prédiction décentralisés sont bien plus qu’un simple moyen de gagner des récompenses : ils constituent également un indicateur fiable du sentiment public à propos d’un événement.
Alors que les sondeurs annonçaient une élection présidentielle américaine très serrée jusqu’à la dernière minute, la prédiction de victoire de Trump par Polymarket s’est révélée plus précise.
L’une des raisons de leur pertinence est l’incitation financière concrète qu’ils offrent. Le risque de perdre de l’argent incite les utilisateurs à formuler des prévisions fiables, contrairement aux électeurs sondés, qui ne subissent aucune conséquence en cas d’erreur des sondages. Les biais personnels sont donc moins marqués. Le phénomène des “Shy Trump voters”, ces électeurs réticents à révéler leur affiliation politique aux enquêteurs, pourrait expliquer en partie les erreurs des instituts de sondage lors de l’élection de 2024.
Autre avantage : ces marchés sont ouverts à la négociation en continu, contrairement aux sondages qui sont menés périodiquement et reflètent l’opinion publique à un moment donné. Ils offrent ainsi des prévisions en temps réel sur l’issue d’un événement, permettant aux utilisateurs de réagir à de nouvelles données, par exemple lorsque le soutien à Donald Trump a chuté après l’entrée de Kamala Harris dans la course présidentielle.
Cependant, ces marchés ne sont pas infaillibles : Hillary Clinton était largement donnée gagnante à l’élection présidentielle de 2016, mais elle a perdu face à Donald Trump.
Surveillance réglementaire des marchés de prédiction décentralisés
Fondé en 2020 et construit sur Polygon, Polymarket est l’un des plus grands marchés de prédiction décentralisés. Il a terminé l’année 2024 avec un volume total de transactions de 9 milliards de dollars et plus de 300 000 utilisateurs.
À elle seule, l’élection présidentielle de 2024 a attiré des mises d’une valeur de 3,2 milliards de dollars. Selon Bloomberg, plusieurs grandes entreprises de Wall Street, dont la banque d’investissement JP Morgan, surveillaient les cotes affichées sur le site.
Malgré ce succès, ou peut-être à cause de lui, Polymarket est dans le viseur des autorités financières américaines. Il a déjà réglé une amende de 1,4 million de dollars auprès de la CFTC en 2021 et fait l’objet d’une enquête depuis l’élection, selon la presse.
Les marchés de prédiction ont également leurs détracteurs au sein du Sénat américain. En août 2024, huit sénateurs ont adressé une lettre à la CFTC affirmant que “ les marchés de paris politiques interfèrent avec les élections et érodent encore davantage la confiance du public dans la démocratie” et que “les paris politiques modifient les motivations de chaque vote, remplaçant les convictions politiques par des calculs financiers”. Ils soutiennent une proposition de réglementation visant à interdire les paris sur les résultats des élections nationales.
Quels sont les principaux risques liés à Polymarket et à ses équivalents ?
L’absence de régulation expose les utilisateurs à des risques tels que le délit d’initié. Par exemple, un marché est apparu sur Polymarket en octobre 2024, pariant sur l’identité de la personne qui serait révélée comme le fondateur de Bitcoin à la fin d’un documentaire diffusé sur HBO. Ce marché a attiré un montant improbable de 44 millions de dollars, suscitant des inquiétudes selon lesquelles des membres de l’équipe de production auraient pu parier.
Les marchés sont également vulnérables à la manipulation, notamment au wash trading : une pratique où un trader achète et vend le même actif simultanément pour gonfler artificiellement le volume d’échange et le rendre plus attractif. La société de gestion des risques crypto Chaos Labs estime que le wash trading a représenté jusqu’à un tiers des échanges sur Polymarket pendant la campagne présidentielle américaine de 2024.
Malgré les efforts des AMM pour garantir la liquidité, un manque de liquidité peut empêcher les utilisateurs de parier sur certains marchés. Le volume de transactions a bondi avant l’élection, puis chuté de 85 % une fois le résultat confirmé. Cette baisse montre à quel point l’activité dépend d’événements majeurs pour rester soutenue.
Les litiges peuvent aussi retarder les paiements. Polymarket a averti ses utilisateurs qu’ils pourraient ne pas recevoir leurs gains avant l’inauguration présidentielle de janvier 2025 (plus de deux mois après le scrutin), au cas où le perdant contesterait le résultat (comme Trump l’avait fait en 2020).
Enfin, si les oracles échouent, la confiance peut disparaître très rapidement. Ce scénario ne s’est pas encore produit sur un marché de prédiction, mais des failles existent. En novembre 2020, l’application DeFi Compound a liquidé près de 90 millions de dollars de prêts après qu’un acteur malveillant a manipulé le prix du DAI sur l’exchange Coinbase, qui était sa seule source de données.
État actuel des marchés de prédiction décentralisés
Avec une capitalisation d’à peine 500 millions de dollars (en février 2025), les marchés de prédiction restent un segment relativement modeste comparé à des secteurs plus établis comme les jeux vidéo (15 milliards de dollars) ou les réseaux d’infrastructure physique décentralisée (20 milliards de dollars).
Le leader incontesté en termes de capitalisation est Gnosis, avec une valorisation de 463 millions de dollars (Polymarket n’a pas encore émis de token natif). Initialement lancé comme un marché de prédiction, Gnosis s’est transformé en une plateforme construite sur Ethereum, hébergeant des marchés comme Omen (toujours détenu de manière privée) et le fournisseur d’infrastructure Azuro.
La plateforme est dirigée par une organisation autonome décentralisée appelée GnosisDAO, et son token natif GNO permet aux utilisateurs de participer à la gouvernance.
En revanche, Polymarket domine en valeur totale verrouillée (TVL), un indicateur qui mesure les dépôts des utilisateurs dans les applications DeFi. Il a dépassé les 100 millions de dollars sur sa plateforme.
La TVL globale du secteur atteignait 135 millions de dollars en février 2025, ce qui le place juste en dehors du top 30 des cas d’usage de la blockchain, selon le site de données crypto DefiLlama.
Conclusion
Les marchés de prédiction décentralisés permettent aux utilisateurs de gagner des récompenses en prédisant avec précision le résultat d’événements, comme une élection politique. En s’appuyant sur la technologie blockchain, ils améliorent la confiance et l’équité par rapport aux marchés centralisés, tout en réduisant les coûts.
Les termes du pari sont codés dans des smart contracts, et les oracles se chargent de récupérer les données du monde réel pour confirmer les résultats. La plupart des marchés utilisent des AMM pour garantir une liquidité suffisante sur chaque événement.
Le domaine où l’impact a été le plus significatif est celui de la politique : Polymarket a offert une prévision plus précise du résultat de l’élection présidentielle américaine de 2024 que les sondeurs traditionnels. Toutefois, des inquiétudes persistent concernant leur influence potentiellement négative sur les élections.
D’autres risques sont également à considérer : l’absence de régulation, l’activité d’initiés, la manipulation du marché, le manque de liquidité, les défaillances d’oracles, ainsi que les délais de résolution des litiges.
Augur a été le premier marché de prédiction décentralisé à être lancé, mais Polymarket est aujourd’hui le plus populaire en termes de volume d’échange. Gnosis, plateforme Ethereum qui héberge différents marchés, est quant à elle le projet le plus valorisé du secteur.
